Citoyen(ne)s d’un maquis-refuge

J’étais déguisé en clandestin avec costume civil et chapeau mou pour me vieillir. La terreur régnait à Lyon, Grenoble et Paris. A l’arrivée du petit train Castres-Vabre, les gendarmes nous attendaient. Je me fis tout petit, mais ils étaient là pour nous accueillir. Nous montâmes alors au Séminaire de Pratlong pour retrouver Beuve-Méry et reprendre les activités des Équipes Volantes d’Uriage. Les Équipes Volantes étaient formées de trois personnes qui allaient dans le Vercors et les Alpes donner des séances d’instruction militaire et intellectuelle aux maquisards. Elles étaient sous la responsabilité de Gilbert Gadoffre et Hubert Beuve-Méry.

Jean-Marie Domenach

[…] Dans ce mouvement parti de Vabre il y a eu, à mon sens, trois faits marquants :


– Premièrement, une grande pureté : les garçons qui étaient là combattaient vraiment dans un esprit de total désintéressement matériel.


Ensuite il y a eu une conjonction extraordinaire, un amalgame de toutes les appartenances :

– Appartenance à toutes les confessions religieuses et ça n’est pas si fréquent,
– Appartenance à toutes les origines sociales, du vieil officier de cavalerie traditionaliste jusqu’au jeune révolutionnaire, du chatelain campagnard jusqu’à l’homme des villes,

Cette réunion exceptionnelle aboutissait à une unité, une synthèse comme on en voit rarement.


Enfin, dernier trait qui m’a paru extraordinaire, c’est que ces jeunes combattaient réellement pour un idéal. Cette volonté de servir non seulement la vie humaine mais dignité de l’homme les transfigurait et les ennoblissait. Pour cet idéal, sans tapage, et parfois très obscurément plusieurs d’entre eux ont donné leur vie.


Et c’est ce village de montagne, humble petit village peut-être, qui recelait pour une fois toutes ces qualités françaises qui nous donnaient tant d’espoir.

Pierre Dunoyer de Segonzac, allocution à Vabre, 1968

Qui sont ces maquisards du Tarn qui vont former le Corps Franc de la Libération n°10 ? Ils sont venus de partout en France et de tous horizons : réfractaires au Service du Travail Obligatoire, militaires et gendarmes mobiles refusant de servir plus longtemps le régime de Vichy, israélites menacés de déportation, résistants de longue date et bien d’autres. S’y sont joint des paysans d’ici. L’esprit de nos maquis est aussi marqué par le scoutisme dont beaucoup sont issus : au nord, du côté de Viane, des Éclaireurs Israélites. Plus au sud, près de Vabre, un fort noyau d’Éclaireurs Unionistes.

Jean Salomon

Arrivant de Paris et débarquant à Vabre en Août 1940 avec un “ausweis” à croix gammée et mon bébé né dans le chaos de la défaite, je touchais au port mais le pays de mon mari m’était encore étranger. Je n’y connaissais personne sauf mes beaux-parents. Par contre, tout le bourg savait que je n’étais pas une réfugiée comme les autres mais “la jeune femme de Guy de Rouville qui sera patron à l’usine dès qu’il sera démobilisé”.


 
Vivre à Vabre toute ma vie, c’était mon libre choix de mariage et ça ne me faisait pas peur. J’arrivais “pour rester” et je suis toujours là. mais la guerre bouleversait toutes les étapes de l’adaptation. Ma propre famille n’avait pas d’attaches dans le Tarn. J’avais un nom de famille (Schlumberger) de consonance “boche” et de plus, un accent “parisien” et “boche”, deux qualificatifs peu flatteurs, exhalant, de Simon de Montfort à Hitler, des relents de méfiance que les barbelés de la ligne de démarcation nord-sud et la captivité des prisonniers de guerre ne faisaient qu’accentuer. Nous étions nombreux, en ces tristes temps, à nous retrouver mal à l’aise, déracinés, étrangers à nous-mêmes et souvent sans papiers dans un pays morcelé, bouleversé jusqu’au fond de son âme. Mais qu’est-ce qu’un pays, qu’est-ce qu’une patrie ? Pour moi, c’était la France, en incluant bien sûr l’Alsace et la Lorraine. Pour les vabrais, c’était Vabre. Mon beau-père, lui, disait “la République”, ce qui excluait le nouvel État de Vichy et lui permettait de se sentir citoyen d’un petit terroir autonome dans une grande Démocratie mythique.


 
Par la faute des guerres, j’étais française née en Suisse d’un père alsacien né allemand. Mon identité personnelle s’accommodait bien de l’étonnante autarcie montagnarde de Vabre, bourg libre, un peu genevois par son histoire, un peu vosgien par sa topographie. Pourtant, ma famille coincée en zone occupée me manquait cruellement.


 
Protestante d’origine et de conviction, j’étais habituée à l’anonymat des villes où l’on n’est visiblement protestant ou catholique que lors des activités d’une paroisse. A Vabre, on s’était cuirassé dans sa culture religieuse sinon dans sa foi sept jours sur sept et dans toutes les activités même “laïques”. Avec comme objectif absolu, le combat pour la liberté de conscience et d’expression, la sienne et celle des autres. C’était contraignant, quasi guerrier, mais naturel comme un torrent indompté. C’est ainsi que je suis devenue citoyenne d’un maquis-refuge, patrie hors frontières des persécutés pour la justice. Un pays ou comme en témoignait notre maquisard Jean-Marie Domenach, futur fondateur de la revue “Esprit”, on était “libre et heureux”.

Odile de Rouville, témoignage à l’occasion d’une étude sur “l’étranger”, thème des synodes régionaux protestants en 1997.